Vivre et mourir chez les « primitifs »

Ce texte a été initialement publié dans la revue d’écologie politique de suisse romande Moins!, numéro 58 (mai et juin 2022).


Quand ils ont pu conserver leurs terres et leurs droits, les membres des sociétés traditionnelles sont généralement en excellente forme physique et vivent jusqu’à des âges comparables aux sujets des sociétés industrialisées. Les Tsimane, un peuple d’agriculteurs, de cueilleurs, chasseurs et pêcheurs de Bolivie, « présentent la plus faible prévalence de maladie coronarienne jamais rapportée[1] » et atteignent couramment les 70 ans[2]. Comparé à celui des chasseurs-cueilleurs Hadza, « le microbiome des Occidentaux est une catastrophe[3] ». Les Maasaï, un peuple de bergers nomades d’Afrique de l’Est sont en bonne santé[4]. Les Tarahumara, un peuple d’agropasteurs de la Sierra Madre, au Mexique, ont humilié à plusieurs reprises des athlètes occidentaux de premier plan lors d’ultra-marathons classés parmi les plus éprouvants au monde[5]. Encore considérés comme des « primitifs », des « pauvres » ou des « sous-développés », des termes synonymes dans l’imaginaire collectif des Modernes, ces peuples traditionnels devraient servir de modèle ou au moins d’inspiration pour une révolution culturelle en Occident[6], région où la croissance des maladies dites « de civilisation » a suivi de près celle du PIB[7]. Comment font les sociétés traditionnelles pour offrir longévité et santé à leurs membres – sans système de santé moderne ? Quel est leur rapport à la maladie et à la mort ? Comment gèrent-elles la mortalité infantile souvent élevée ?

Dans les sociétés traditionnelles, aucune machine ne remplace le travail des muscles et du cerveau. Assurer la subsistance en toute autonomie demande une activité physique quotidienne importante, la plupart du temps d’intensité faible à modérée. Inutile de compenser la sédentarité par des séances de fitness quand vous marchez 6 à 9 heures par jour pour chasser et collecter des tubercules, à l’image des Ache du Paraguay ou des San d’Afrique australe[8]. Les Tarahumara, eux, marchent en moyenne plusieurs dizaines de kilomètres par semaine dans un environnement au dénivelé important, pour faire paître le bétail, communiquer avec les différentes communautés de la région et transporter des marchandises. Les Tarahumara sont « avant tout des agriculteurs qui travaillent dur » ; dès cinq ou six ans, « filles et garçons guident chèvres, moutons et bovins » à travers le relief accidenté de la Sierra Madre. De petites parcelles de maïs, haricots, courges, pommes de terre, piments ou encore de tabac sont cultivées par les familles et le travail de la terre se fait « presque entièrement sans machines motorisées ». En plus de l’agriculture, « la plupart des autres travaux sont réalisés à la main[9] ». Ce mode de vie non mécanisé, où la sphère marchande reste marginale, stimule l’ingéniosité de chacun pour couvrir les besoins du quotidien. On s’entraide, on fabrique soi-même avec les matériaux sur place et on réutilise au lieu d’acheter sur Internet ou de prendre sa voiture pour se rendre dans la zone commerciale située à 10 kilomètres du lieu d’habitation.

D’autres aspects du mode de vie traditionnel contribuent à la santé remarquable de ces populations : amitiés et liens familiaux étroits, faibles niveaux d’inégalités sociales et économiques, et vie majoritairement passée en extérieur. Chez les Modernes, l’absence de ces éléments est liée « à une série de maladies non transmissibles, notamment les pathologies métaboliques et l’obésité[10]. » À titre de comparaison, les Occidentaux passent 90 % de leur existence en espace clos[11]. Un autre peuple traditionnel illustre ce à quoi peut ressembler un tissu social sain et équilibré : les Pirahãs de l’Amazonie brésilienne. Dans les années 1970, le linguiste-missionnaire Daniel Everett était parti pour les convertir au christianisme ; c’est lui qui s’est converti à la philosophie des Pirahãs, le peuple le plus heureux d’après une équipe de psychologues du MIT venue à leur rencontre.

« Il existe [chez les Pirahãs] une éthique de l’autonomie et de l’indépendance, chaque personne, y compris les enfants, assumant sa propre responsabilité et prenant soin d’elle-même. Ils éprouvent un profond sentiment d’appartenance à leur culture et à leur communauté. Ils valorisent à la fois la famille nucléaire et leur communauté au sens large.

Ils partagent une expérience commune de la fraternité. Chaque Pirahã est important pour tous les autres Pirahãs. Chacun est responsable de la communauté, et chacun est pris en charge par la communauté. Tous les membres de la communauté sont respectés, y compris les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées.

Ils ont construit leur culture autour de ce qui est utile à leur survie. Ils ne s’inquiètent pas des choses qu’ils ignorent, et n’aspirent pas à accroître perpétuellement leurs connaissances ou leur pouvoir.

Les Pirahãs n’ont pas dans leur culture de notion de “pauvreté” ou de “richesse”. Ils sont satisfaits de leur vie matérielle. Possédant peu, ils partagent plutôt qu’ils n’accumulent.

Pleinement satisfaits de leur propre mode de vie, ils adoptent rarement celui de leurs visiteurs[12]. »

Les sociétés traditionnelles tendent aussi à se différencier dans la façon dont elles abordent des problèmes existentiels majeurs – la maladie et la mort. Pour remédier aux chocs émotionnels récurrents que pourrait engendrer une mortalité infantile élevée, les enfants en bas âge n’ont pas la même valeur dans les cultures prémodernes qu’au sein de la « société bourgeoise contemporaine ». Durant les premiers mois, ils reçoivent souvent le strict minimum d’attention visant à satisfaire leurs besoins en nourriture, rien de plus. D’après les recherches de l’anthropologue David F. Lancy, auteur de plusieurs ouvrages sur la diversité des conceptions de l’enfance et de l’éducation à travers le monde, « l’élément le plus commun aux modèles culturels non occidentaux de l’enfance est la reconnaissance tardive du statut d’individu ou de l’humanité du nourrisson. »

« [Les sociétés traditionnelles] diminuent le risque d’un attachement inopportun à l’aide d’un modèle culturel global qui nie l’identité du nouveau-né – souvent jusqu’à ce qu’il atteigne plusieurs mois, voire plusieurs années. L’attribution d’une identité individuelle est retardée jusqu’à la fusion parfaite du corps et de l’esprit de l’enfant ; celui-ci doit également “murir” pour devenir un être indépendant et unique capable d’interaction sociale[13]. »

Le sociologue Albert E. McCormick observe dans l’Amérique préindustrielle un détachement émotionnel similaire des adultes envers les jeunes enfants, chose difficile à comprendre (et encore plus à accepter) pour des Modernes habitués à placer les intérêts de l’individu avant ceux de la communauté. Selon McCormick :

« Dans les sociétés avec une mortalité infantile élevée, les vivants doivent trouver des mécanismes d’adaptation qui leur permettent de continuer à vivre[14]. »

Pour diagnostiquer la maladie dans les sociétés traditionnelles, le corps et les organes ne sont pas isolés mais inclus dans l’environnement spirituel, naturel et social. Au sein de nombreuses cultures africaines, « la santé ne se limite pas au bon fonctionnement des organes corporels » mais repose sur « une stabilité mentale, physique, spirituelle et émotionnelle [de] soi-même, des membres de sa famille et de sa communauté ; cette vision intégrée de la santé est fondée sur la vision unitaire africaine de la réalité[15]. » En isolant le corps et ses organes de la sphère sociale et environnementale, la vision mécaniste occidentale de la médecine ignorait – ignore toujours – les effets pervers du développement industriel sur la santé humaine. La technologie et les progrès de la médicine ont surtout permis de compenser l’impact socioécologique du développement industriel et de prolonger une situation insoutenable. Pas de quoi fanfaronner.

Les sociétés traditionnelles se distinguent encore de la société industrielle dans leur relation à la mort. En Europe au Moyen-Âge, « le chagrin était partagé par les proches et s’exprimait de façon ouverte et sans retenue, ce qui avait un effet cathartique ; des pratiques très différentes en comparaison de l’accent mis aujourd’hui sur le contrôle des émotions et la confidentialité du deuil[16]. » En Éthiopie, les Dorze chantent et dansent avant, pendant et après les rites funéraires pour « vaincre la mort et venger le défunt. » En Tanzanie, les Nyakyusa « dansent et flirtent lors de funérailles pour célébrer la vie face à la mort[17]. »

D’après les deux universitaires spécialistes en folklore Daniel Wojcik et Robert Dobler, la perte en Occident des rituels mortuaires, la marchandisation de la mort par l’industrie funéraire et son extirpation du cercle familial ont accru « la peur de la mort et de la dépouille des défunts[18]. » Cette crainte face à notre propre finitude engendre des réactions favorisant le groupe d’appartenance qui peuvent être interprétées comme autant de symptômes d’un manque d’identité, d’un délitement du tissu social, d’une déconnexion spirituelle entre les vivants et les morts – en gros d’une perte de sens[19].

Daniel Wojcik et Robert Dobler concluent :

« En perpétuant la culture et les pratiques de leurs ancêtres, les membres des sociétés traditionnelles se connectent à quelque chose de durable et d’éternel. Les rituels rendent perméables les frontières entre vie et mort, sacré et profane, mémoire et expérience ; ils conservent le souvenir des défunts dans la mémoire collective et rapprochent les morts des vivants. La mort elle-même devient plus naturelle et familière[20]. »

Jacques Ellul remarquait que la société industrielle avait détruit l’autonomie et le sens, rendant insupportable l’idée de mourir : « Quand plus rien n’a de sens, plus rien n’est le produit d’une décision, alors les quatre planches dernières sont vraiment une abominable injustice[21]. » L’inventivité des « primitifs » face aux nécessités et aux contraintes de la vie force le respect et l’admiration. Un monde sans énergie et sans machine n’a rien du cauchemar permanent décrit dans la mythologie du Progrès. Une relation non marchande à la terre, aux objets et aux êtres ; un faible niveau technologique ; l’autonomie politique, culturelle, énergétique et matérielle à l’échelon local ; l’acceptation du hasard et des aléas parfois cruels inséparables de la condition humaine ; voilà probablement quelques-uns des ingrédients de base pour penser et construire des sociétés plus justes et plus égalitaires dans un monde post-industriel.

Philippe Oberlé


  1. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30511505/

  2. https://theconversation.com/hunter-gatherers-live-nearly-as-long-as-we-do-but-with-limited-access-to-healthcare-104157

  3. https://www.partage-le.com/2017/03/06/le-microbiome-des-occidentaux-est-une-catastrophe-ecologique-compare-a-celui-de-chasseurs-cueilleurs/

  4. https://www.sciencedaily.com/releases/2010/05/100517111910.htm

  5. https://www.runnersworld.com/runners-stories/a20954821/born-to-run-secrets-of-the-tarahumara/

  6. « Les populations de chasseurs-cueilleurs sont remarquables pour leur excellente santé métabolique et cardiovasculaire et sont donc souvent utilisées comme modèles en santé publique, dans le but de comprendre les causes profondes et évolutives des maladies non transmissibles. », « Hunter-gatherers as models in public health », Obesity Reviews, 2018. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30511505/

  7. Christopher Ryan, Civilisés à en mourir : le prix du progrès, Éditions Libre, 2019. Voir aussi cet article du quotidien belge L’Echo : https://www.lecho.be/opinions/carte-blanche/les-maladies-de-civilisation-menacent-elles-notre-civilisation/10134970.html

  8. Ibid.

  9. https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/708810

  10. Ibid.

  11. https://www.franceculture.fr/emissions/et-maintenant/une-generation-est-en-train-d-emerger

  12. https://www.irishtimes.com/news/health/the-sophistication-of-a-primitive-people-1.921473

  13. https://digitalcommons.usu.edu/sswa_facpubs/437/

  14. https://digitalcommons.kennesaw.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1012&context=jpps

  15. http://www.scielo.org.za/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0259-94222015000100046

  16. https://theconversation.com/what-ancient-cultures-teach-us-about-grief-mourning-and-continuity-of-life-86199

  17. Ibid.

  18. Ibid.

  19. https://theconversation.com/how-scared-of-death-are-we-really-and-how-does-that-affect-us-54258

  20. Ibid.

  21. Jacques Ellul, La Technique ou L’Enjeu du siècle, 1954.

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