La subsistance contre le supermarché industriel (par Aurélien Berlan)

Nous avons reproduit un extrait de l’excellent Terre et Liberté : la quête d’autonomie contre le fantasme de subsistance (2021), le livre d’Aurélien Berlan qui explique pourquoi la modernité occidentale est un désastre et comment en sortir (en s’arrachant à notre dépendance au système technologique, à l’État et au marché). Dans ce passage, il évoque le mot subsistance qui a perdu son sens positif durant l’âge industriel, notamment sous l’influence des économistes, pour en arriver à définir un état d’arriération, le retard évolutif des sociétés traditionnelles non industrielles et sans État. L’ensemble des notes ont été reproduites.


Il peut sembler paradoxal d’associer la liberté à la subsistance. Car cela revient à faire dépendre l’une des plus hautes valeurs humaines des activités les plus prosaïques, à ramener ce qui distinguerait l’humain de l’animal à une exigence intimement liée à notre part animale. Cette impression résulte de la doxa voulant que la subsistance soit synonyme de survie, c’est-à-dire de « sous-vie » purement animale, réduite à la « lutte pour l’existence ». Aujourd’hui, l’autosubsistance et l’autosuffisance évoquent d’abord la pauvreté et l’arriération : ce n’est pas « avoir ce qu’il faut » pour vivre, mais être en deçà du suffisant. L’ « économie de subsistance » des cultures paysannes et indigènes est associée à la rareté et au manque, en raison de techniques considérées comme archaïques. L’anthropologue Marshall Sahlins cite deux de ses prédécesseurs, représentatifs de cette idéologie moderniste :

« Les chasseurs-cueilleurs nomades parviennent tout juste à satisfaire leurs besoins de subsistance, et souvent ils en sont loin. […] Toujours par monts et par vaux en quête de nourriture, les loisirs leur font défaut, qui leur permettraient de s’adonner à des activités autres que celles de la subsistance[1]. »

Sahlins montre que cette vision relève du pur et simple ethnocentrisme : elle déforme les faits plaquant sur les sociétés modernes notre idée de ce qu’il « faut » pour vivre. Si l’abondance signifie, comme le veut le sens commun, la satisfaction aisée de tous les besoins, alors les chasseurs-cueilleurs en bénéficiaient puisqu’ils comblaient leurs besoins en travaillant trois à quatre heures par jour – soit le temps de travail que Lafargue espérait atteindre grâce à l’essor du machinisme. D’où le titre provocateur du livre de Sahlins : Âge de pierre, âge d’abondance. Selon lui, il y a deux manières d’atteindre l’abondance. Soit on augmente la production en développant des outils plus puissants ; comme un tel progrès génère de nouveaux besoins (à commencer par celui de ces outils), on entre dans la fuite en avant qui aboutit à notre exploitation insoutenable de la nature et des humains. Soit on modère ses besoins. Mais les Modernes se caractérisent justement par le fait d’avoir exclu cette option qui contredit leur idole, le « développement ».

C’est la science vouée à cette idole, l’économie, qui a forgé la notion d’économie de subsistance pour l’oppose à l’économie de marché, censée être la source de « l’abondance ». Comme le développement suppose la marchandisation des ressources, donc leur appropriation par une minorité qui s’enrichit tandis que la majorité, dépossédée de ses moyens de vivre, bascule dans la misère, il fallait accréditer l’idée que le passé tout entier avait été accablé par la rareté. Tel est l’axiome fondateur de l’économie : se présenter comme la science de la « richesse des nations » (Smith), c’est-à-dire de la sortie de la subsistance[2].

À vrai dire, le mépris pour la subsistance remonte encore plus loin. Il s’enracine dans la vision du monde des classes dominantes qui, depuis l’Antiquité, ont opposé ce qu’elles appelaient la « vie bonne » (c’est-à-dire les activités qui composaient leur style de vie aristocratique) à la vie tout court, la vie simplement animale ou biologique des subalternes qu’elles enfermaient dans les tâches liées à la subsistance. La « vie bonne », authentiquement humaine, consisterait à se consacrer à l’action politique, à la contemplation théorique ou à la création artistique. Ce qui revient à associer la subsistance à la survie. Pourtant, il y a une différence de taille : la subsistance est bien liée à la vulnérabilité de la vie, mais elle relève du quotidien ; alors que la survie se pose dans des circonstances exceptionnelles, liées à un décès (« survivre à quelqu’un ») ou à une situation de détresse (« survire à une catastrophe »).

À l’origine, le terme « subsistance » n’était pas péjoratif. Au sens premier, il désigne la vie dans la durée et rime avec persistance et résistance : ce qui subsiste, c’est ce qui résiste à l’action corrosive du temps. Au sens second, le terme désigne la première chose dont il faut se préoccuper pour assurer son existence. Le langage ordinaire est sans ambiguïté : les subsistances, ce sont les vivres. Comme vivre, c’est « vivre de », assurer sa subsistance suppose d’abord de trouver de quoi se nourrir. D’où le fait que la subsistance soit si étroitement associée aux pratiques paysannes.

Dans le monde moderne, le terme a fini par prendre un troisième sens : la subsistance, c’est ce qui précède l’économie de marché et s’oppose à elle. Ou plutôt, c’est ce que le capitalisme industriel a dû détruire. Car l’idée d’économie de marché, issue de Smith, prêt à confusion en contexte industriel où la concentration économique mène à la constitution d’oligopoles qui cherchent et parviennent à contrôler la demande, plutôt qu’à lui obéir comme chez Smith[3]. En réalité, la subsistance ne s’oppose pas tant au marché qu’au supermarché industriel de l’économie globalisée. Basé sur la marchandisation capitaliste de tous les biens, y compris ces « marchandises fictives » que sont la terre et le travail, il est « désencastré » de la société[4]. Certes, l’institution du marché, même préindustriel, est loin d’être neutre (voir le chapitre 2, p. 83-94). Mais à l’échelle locale, elle pouvait être et était en général régulée par une « économie morale » qui limitait ses effets sociaux dévastateurs. Articulée aux pratiques de subsistance de chaque foyer qui venait y vendre leur surplus et y acheter de quoi compléter leur production, elle permettait de faire circuler certains biens sans impliquer des formes d’organisation à trop grande échelle, et tous les problèmes qu’elles posent. Dans le monde actuel, elle peut donc, limitée et régulée, jouer un rôle dans la reconquête de l’autonomie[5]. Et même dans un monde idéal, peut-on imaginer que l’autonomie ne soit pas un juste milieu entre les deux écueils opposés que sont l’organisation communiste et la marchandisation libérale totales ?

Ainsi comprise, la « perspective de subsistance » constitue la seule alternative pratique, éprouvée et avérée, au capitalisme, et la meilleure base d’inspiration pour repenser notre liberté dans un monde en plein bouleversement. Les autres propositions, notamment celles qui se sont qualifiées de socialistes ou communistes dans le sillage de Marx, étaient et restent des projets purement théoriques dont le caractère fantasmatique ressort de la promesse d’atteindre le paradis sur terre et de surmonter ces « maux » de la condition humaine que seraient le manque, l’effort et le conflit. Là où ces spéculations ont été mises en pratique, elles ont conduit à des formes d’altercapitalisme qui n’ont dépassé aucun de ces maux. L’État étant devenu l’agent unique de l’essor industriel, la domination politique a par contre pris une forme totalitaire. Il est donc temps de changer d’utopie en nous inspirant des précédents historiques qui nous indiquent des pistes peut-être moins grandioses, mais plus réalistes. La manière dont les Kényanes de la région de Maragua, dans les années 1980, se sont émancipées de la domination de leur mari, de l’État et du capital occidental, qui leur imposaient de cultiver le café à un prix dérisoire, est très instructive : elles ont récupéré la terre, arraché les plants de café et cultivé à la place des légumes à destination des marchés locaux. Le message est clair : « Pas de résistance sans subsistance, pas de subsistance sans résistance[6]. »

À l’heure où le capitalisme industriel provoque une extinction en masse des espèces, la question de la subsistance que la science économique prétendait régler définitivement, par le développement, va se reposer de manière plus dramatique que jamais, en raison de ce développement. Car notre subsistance ne peut être assurée indépendamment de celle de l’ensemble des formes de vie au contact desquelles nous avons évolué. Tout est lié sur Terre, la subsistance des uns conditionne celle des autres – les uns sont même parfois la subsistance des autres. Assurer la nôtre suppose donc de poser les bases de formes de vie qui ne mettent pas en péril les formes de vie auxquelles nous sommes liés dans le tissu du vivant. Si la nature est le socle de notre subsistance, sa dégradation ne peut que mettre en danger notre autonomie, en nous rendant dépendants des moyens technologiques d’y pallier. Voilà pourquoi la défense du vivant et celle de la liberté sont intrinsèquement liées.

Le désastre écologique nous invite donc à effectuer un tournant « subsistantialiste » dans notre manière d’appréhender la liberté, pour nous libérer du fantasme nihiliste de délivrance. Si Sartre avait raison de dire que, pour l’être humain, « l’existence précède l’essence » (au sens où il existe d’abord et définit après, par ses choix et ses actes – ce qui fait sa liberté)[7], nous pouvons lui rétorquer, au risque de désespérer Saint-Germain-des-Prés et tous les quartiers branchés des métropoles contemporaines : la subsistance précède l’existence. Car pour pouvoir exister et choisir sa vie en toute liberté, encore faut-il avoir de quoi vivre et avoir prise sur ses conditions de vie, pour les assurer durablement sans être dépendant d’instances surplombantes capables de peser sur nos choix. Sinon, on se retrouve, comme tant de gens sous le capitalisme, en situation de précarité, c’est-à-dire « à la merci » du système et de ceux qui le dirigent, comme le suggère l’étymologie du terme : precari, c’est « demander en priant ».

Aurélien Berlan


  1. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives (1974), Paris, Gallimard, 1976, p.39.

  2. Voir Ivan Illich, Le Travail fantôme, op. cit., p 140-143.

  3. Sur le caractère préindustriel du modèle smithien de l’économie de marché, voir Nicolas Eyguesier, « Notes sur la naissance de l’industrialisme (1815-1830) », Notes & Morceaux choisis, n°12, op. cit., notamment p.31-40 ; sur la régulation (c’est-à-dire le conditionnement) de la demande par l’offre (la « filière inversée ») dans les « sociétés d’opulence », voir John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain [1967], Paris, Galimard, 1979, notamment p.245 et suiv.

  4. Voir Karl Polanyi, La Grande Transformation, op. cit.

  5. Sur les « marchés de subsistance » basés sur la réciprocité plus que sur l’échange marchand, voir par exemple Veronika Bennholdt-Thomsen & Maria Mies, Eine Kuh für Hillary, op. cit., chap. 4.

  6. Ibid., chap.9, citation p.234.

  7. Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Nagel, 1970, p.17-27.

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