Pour les Iks, chasser plus que nécessaire était un crime

L’anthropologue Colin Turnbull a publié une étude controversée en 1973 dans laquelle il documente l’effondrement de la société des Iks suite à leur déracinement. Étant donné que nous sommes tous des enfants déracinés évoluant dans une culture hors-sol au sein d’un environnement artificiel de plus en plus éloigné de la terre nourricière, il me semblait intéressant d’en savoir plus sur l’histoire des Iks. Tiré du premier chapitre du livre Un peuple de fauves, l’extrait ci-dessous décrit le mode de vie des Iks avant leur expropriation par l’État ougandais.

Photo : un chasseur ikien aiguise sa lance, Colin Turbull.


« Avant que Kidepo ne devînt un parc national et que les Iks ne fussent chassés de leur principal territoire, ils pratiquaient deux formes de chasse au filet dans la savane, mais lorsqu’ils étaient dans les régions montagneuses – c’est-à-dire la plupart du temps – ils n’utilisaient que la lance, l’arc et les flèches.

Chaque méthode implique la constitution de groupes spécialisés, mais toujours sous le signe de la coopération. La chasse au filet nécessite celle des hommes, des femmes et des enfants. Une bande d’une centaine d’individus peut y participer. On plante dans le sol des pieux formant un large arc de cercle, et les filets qui y sont accrochés peuvent s’étendre sur plus de sept ou huit cents mètres dans le meilleur cas, mais beaucoup de filets moins importants peuvent donner de bons résultats s’ils sont disposés avec soin. Les femmes et les enfants font office de rabatteurs, poussant le gibier vers les filets. Parfois, on met le feu aux buissons, car le rabattage peut être dangereux et inefficace. À la saison sèche, il y a de fréquents feux de brousse, dont on tire parti. Il est particulièrement facile, la nuit, de prévoir leur évolution. On voit d’abord le ciel rougeoyer derrière la silhouette d’une montagne, puis les premières flammes apparaître sur la crête et commencer à descendre. C’est un peu comme si l’on observait un flot de lave s’écoulant d’un volcan, car le feu ne descend pas en ligne droite et en nappe, mais à la façon de rivières d’un orangé brillant suivant le tracé des ravins boisés. Les chasseurs mettent alors leur stratégie au point. Ils ont souvent le temps d’installer leurs filets à la sortie des ravins, dont plusieurs sont ainsi bouchés, et une seconde ligne de filets est placée à quelque distance de la première. Dans ce cas, les femmes et les enfants n’ont rien à faire, tandis que les hommes armés de lances montent la garde. Chassés par les premiers tourbillons de fumée, le gibier sort du bois, parfois prudemment, parfois dans une course aveugle. Les bêtes qui échappent aux premiers filets se jettent dans les seconds, et celles qui parviennent à les éviter ont affaire à des jeunes hommes armés d’arcs et de flèches. Une telle chasse n’a pourtant lieu qu’une ou deux fois au cours d’une saison, et elle seule fournit un surplus de gibier qui sera séché et gardé en réserve. La viande séchée est transportée par les hommes et les femmes dans des sacs de peau. Le parcours peut demander des semaines ; la viande sera consommée en cas de nécessité, lorsqu’on sera loin du camp, occupé à récolter du miel ou des termites. Mais plus souvent la chasse au filet ne procure guère plus que ce qui sera consommé en un jour ou deux, car lorsque les chasseurs ont tué de quoi satisfaire leurs besoins immédiats, ils regagnent le camp. Tuer davantage est considéré comme un crime, comme une sorte de péché contre la loi divine, et on ne le fait qu’avant de longues migrations à travers des territoires où la chasse risque d’être infructueuse ou avant la saison du miel et des termites, lorsque les bandes se divisent en petits groupes trop réduits pour permettre une chasse efficace et qui peuvent être séparés les uns des autres pendant des jours ou des semaines.

La chasse à la lance est beaucoup plus difficile et encore moins fructueuse, bien que suffisante pour assurer la subsistance quotidienne. Si les femmes et les enfants n’y participent pas, ils y jouent quand même un rôle ; c’est eux qui sont chargés de rapporter au camp le gibier tué, pour que les hommes puissent continuer à chasser sans encombre. Les femmes sont toujours à proximité et elles s’emploient à la cueillette pendant que les hommes chassent. Elles participent aux discussions du soir, où l’on décide du lieu de chasse du lendemain, car les aliments végétaux qu’elles récoltent sont aussi importants que la viande. C’est là un autre trait commun aux sociétés de ce type : la coopération et l’importance égale des hommes et des femmes. En général, les hommes ne l’emportent en importance que dans la mesure où la chasse est considérée comme beaucoup plus excitante et dangereuse (de plus d’une manière, car on estime qu’elle implique des dangers aussi bien surnaturels que physiques) et où elle occupe les pensées des Iks beaucoup plus que l’activité de la cueillette : il serait effectivement assez difficile d’introduire un facteur émotionnel dans l’arrachage de racines ou de récolte des baies… Les femmes ont néanmoins la satisfaction de savoir que leur participation non seulement fournit, selon toute probabilité, le plus gros de la nourriture, mais en constitue aussi la source la plus sûre et la plus prévisible. Lorsque, chaque matin, elles se mettent en route, soit avec les hommes, soit en petits groupes accompagnés par un ou deux hommes plus âgés pour les protéger, elles repèrent ce qu’elles pourront récolter le lendemain, la semaine ou le mois suivants. Les hommes, eux, peuvent prévoir les mouvements du gibier avec une remarquable précision, mais jamais avec une telle certitude.

Sauf lorsqu’une importante battue est envisagée, les femmes ont tout loisir de se livrer à leur propres expéditions de ravitaillement, qui peuvent les entraîner encore plus loin que les chasseurs. Cette partie de l’Afrique orientale, bordant le Sahara, n’est en rien luxuriante et elle est difficile à traverser, avec ses profonds ravins rocheux. Mais pour ceux qui la connaissent aussi bien que les Iks, il y a toujours suffisamment à manger, à condition, évidemment, de pouvoir s’y déplacer. Dans les meilleurs cas, les groupes de femmes n’en sont pas moins amenés à s’absenter parfois pendant deux ou trois jours et à errer jusqu’au pied du mont Zulia, au Soudan. C’est seulement lorsque commence la migration annuelle du gibier et que les Iks quittent leurs camps relativement stables de la région du Monrungolé que les membres des bandes restent ensemble de manière permanente.

Dans le passé, même leurs habitations semi-permanentes étaient faites de morceaux de bois disposés en forme d’iglou et recouverts d’herbe. Elles sont d’une construction facile et rapide, et peuvent servir aussi bien deux ou trois mois que deux ou trois jours. On les abandonne sans regret d’un instant à l’autre, et elles font tout naturellement partie de la vie extrêmement mobile des chasseurs. Cette mobilité n’a pas seulement une justification économique ; elle permet aussi de s’adapter constamment à des situations nouvelles sur le plan de l’amitié, du travail, de l’autorité, et d’éviter des disputes latentes. Chaque fois que la bande se déplace, le camp est reconstitué d’une manière légèrement différente. Des amis en froid construisent leurs huttes éloignées l’une de l’autre, et de nouvelles alliances se créent. Même dans un camp relativement stable, il est facile d’abandonner une hutte ou, si l’on veut le faire de façon spectaculaire, de la détruire et d’en construire une autre plus loin. Si l’on souhaite le faire plus discrètement, il suffit de la laisser s’écrouler en arrachant un ou deux pieux et d’en prendre prétexte pour s’installer ailleurs.

La notion de famille est large. Ce qui compte surtout dans la vie quotidienne, c’est la communauté de résidence, et même au sein d’un camp, ceux qui vivent près les uns des autres se sentiront naturellement “parents”, qu’il existe ou non entre eux un lien de parenté véritable. En revanche, des frères de sang qui vivent dans des parties différentes d’un camp et a fortiori dans des bandes différentes peuvent ne guère se soucier l’un de l’autre. Les besoins du moment sont prépondérants dans l’esprit du chasseur, de sorte que même les liens normalement stables de la parenté biologique s’assouplissent, et les mots parents ou enfants, frère ou sœur, sont utilisés pour désigner des rapports de responsabilité et d’amitié plus qu’autre lien. La relation biologique coïncide fréquemment avec la relation sociologique, mais pas toujours, et lorsque se produit un différend quelconque, la biologie passe au second plan.

Il n’est pas possible, dès lors, de considérer la famille comme une unité simple et fondamentale, que ce soit en termes biologiques, économiques ou autres. Au mieux, la famille biologique – c’est-à-dire un homme, sa femme et leurs enfants  – fournit le modèle “naturel” d’une unité sociale de coopération. Ce modèle peut être élargi ; on peut associer plusieurs familles au sein d’une unité plus vaste, mais cela est beaucoup plus le fait des peuples sédentaires que des chasseurs nomades. Chez ceux-ci, on apprend à un enfant à considérer tout adulte vivant dans le même camp comme un parent et tout compagnon de son âge comme un frère ou une sœur. Tels sont les véritables et effectifs rapports de parenté, qui se transforment constamment lorsque la composition de la bande se modifie et que les camps sont abandonnés et reconstitués. Cette conception essentiellement sociale de la parenté était celle des Iks comme des autres, et elle s’est adaptée aux changements rapides et désastreux qui ont suivi la limitation de leurs déplacements et de leurs activités de chasseurs. La famille a tout simplement cessé d’exister.

Pour une société de chasseurs aussi fluide, l’environnement est invariablement l’élément central qui lie les individus les uns aux autres et leur donne un sentiment d’identité commune ; c’est le pivot autour duquel tourne leur vie. L’environnement fournit ce qui est nécessaire : nourriture, abri, vêtements, et souvent on lui attribue une espèce d’existence spirituelle. De même que, dans leur luxuriante forêt tropicale, les Pygmées Mbutis la considèrent comme une déité bienveillante, les Iks, dans leur forteresse rocheuse, considèrent les montagnes comme bien à eux. Gens et montagnes appartiennent les uns aux autres et sont inséparables. Ce n’est pas que les Iks seraient incapables de vivre, de chasser ou de cultiver la terre du plateau aride qui s’étend sous leurs pieds ; ils sont aussi intelligents que d’autres et plus capables de s’adapter et d’apprendre que beaucoup. Mais en ce qui concerne les montagnes, c’est une autre affaire, et leur faculté d’adaptation semble y avoir atteint ses limites. Les Iks sans leurs montagnes ne seraient plus les Iks et, disent-ils, les montagnes ne seraient plus les mêmes sans les Iks, à supposer qu’elles continuent d’exister. De même qu’il y a une atmosphère qui vous envoûte dans la forêt tropicale, un air qui vous grise, on peut être grisé en hautes altitudes, par la qualité particulière de l’air que l’on peut sentir et même presque voir, car il colore la vision. On sait que ce que l’on voit n’est pas tout à fait ce qu’elles semblent être, qu’elles ne sont ni aussi proches ni aussi éloignées, qu’elles n’ont pas exactement telle ou telle couleur ; la lumière change constamment et les ombres bougent. Les montagnes elles-mêmes semblent être, comme les Iks, perpétuellement en mouvement. Les uns et les autres vivent donc ensemble, font partie les uns des autres.

J’avais appris une bonne part de tout cela avant de quitter Kampala, et beaucoup de ce que j’avais supputé se verrait confirmé lorsque j’arriverais dans les montagnes, encore que d’une manière un peu différente de celle que j’avais imaginée. Ce que je n’avais pas envisagé, c’était comment je vivrais avec et parmi les Iks, et ce que j’apprendrais. Si j’avais su ce qui m’attendait, je ne me serais très probablement pas mis en route, mais les choses étant ce qu’elles étaient, je n’avais pas de motif d’être pessimiste. Je ne savais pas très bien comment j’atteindrais les montagnes ; si la Land Rover ne me le permettait pas, j’étais prêt à marcher autant qu’il le faudrait, je m’y étais même entraîné à New  York, au cours de longues marches quotidiennes, de la vingt et unième à la soixante-dix-septième rue. Si excessive qu’ait pu paraître cette préparation selon des critères new-yorkais, elle allait d’ailleurs se révéler insuffisante. Je me voyais, déjà apparaissant dans les montagnes et accueilli avec chaleur par des gens amicaux, comme cela m’était arrivé jusqu’alors en Afrique. Pourquoi en eût-il été autrement avec les Iks ? Les conditions de vie physique ne me préoccupaient pas du tout : n’avais-je pas affronté sans dommage l’Arctique et les tropiques, le désert aussi bien que la forêt ? La haute altitude ne m’inquiétait pas davantage, car j’avais passé un certain temps dans l’Himalaya. Enfin, ayant vécu avec les Pygmées, qui mangent presque tout ce qui bouge, je ne songeais même pas à la nourriture. Bref, j’étais aussi insouciant que si j’allais partir en week-end.

Sur le plan scientifique, je n’avais ni espoirs ni craintes particuliers. Il est trop facile de partir en expédition en s’attendant ou en espérant trouver ceci ou cela, car invariablement on revient en ayant trouvé ce qu’on escomptait. La sélectivité peut avoir de néfastes conséquences en rendant un homme aveugle à une réalité plus vaste. Ce qui m’intéressait, c’était de faire des comparaisons très générales entre deux sociétés, les Pygmées et les Iks, vivant dans des environnements très différents. Il m’importait plus de constater des faits que de mettre à l’épreuve quelque point de vue théorique ; cela viendrait plus tard. La mission que je m’étais assignée n’était pas ambitieuse, mais elle était précise et concrète.

C’est une erreur de considérer les petites sociétés comme “primitives” ou “simples”, si simples qu’elles puissent apparaître à la surface. Plus encore que les autres, les chasseurs semblent avoir une organisation sociale extrêmement sommaire ; ce n’est vrai toutefois qu’en apparence. La vérité peut-être est que cette organisation engendre un système de rapports humains simple et efficace, et c’est cela qui séduit beaucoup de ceux qui ont travaillé avec eux. Si une étude des petites sociétés peut nous éclairer sur la nature de la société elle-même, elle peut aussi nous instruire sur les relations humaines ; ce qui est tout aussi important. Plus petite est la société, moins l’accent y est mis sur le formalisme et plus il l’est sur les relations entre personnes et groupes, relations auxquelles le système est subordonné. Ce sont elles qui assurent la sécurité et la survie. Le résultat, qui apparaît trompeusement simple, est que les chasseurs manifestent fréquemment les caractéristiques que nous admirons tant chez l’homme  : gentillesse, générosité, considération, affection, honnêteté, hospitalité, compassion, charité, etc. Cette liste de vertus peut sembler impressionnante, et elle le serait s’il s’agissait vraiment de vertus, mais pour le chasseur, ce n’en sont pas ; il s’agit des conditions de survie sans lesquelles la petite société s’effondrerait. »

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