Traduction d’un article publié en 2017 par les professeurs spécialistes en folklore Daniel Wojcik et Robert Dobler sur le média The Conversation. La peur de la mort est un des innombrables effets collatéraux de la dépossession généralisée sur laquelle s’est bâtie la société industrielle depuis les XVIIIe et XIXe siècles. En privant les populations des pays industrialisés d’une connexion spirituelle entre vivants et morts, en sectionnant leurs racines, le système techno-industriel retirait un peu plus de sens à l’existence, produisant ainsi des individus désorientés, et donc, malléables. Il s’est passé dans le domaine spirituel la même chose que dans le domaine matériel. Le déracinement est une tactique du pouvoir probablement aussi vieille que la civilisation. On déplace des populations, on sectionne leurs liens à la terre pour mieux les acculturer et saper les résistances. Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que les humains les plus industrialisés, c’est-à-dire les plus déconnectés spirituellement et matériellement de la terre, soient également les plus aliénés.
À cette époque de l’année, les communautés mexicaines et mexicano-américaines[1] observent le « Día de los Muertos » (le jour des morts[2]), une célébration de trois jours destinée à l’accueil temporaire des morts dans les familles.
Les festivités commencent le soir du 31 octobre et culminent le 2 novembre. Les esprits des défunts sont censés pouvoir revenir dans le monde des vivants pendant quelques brefs instants au cours de ces journées. Des autels sont aménagés dans les maisons, où l’on place des photographies et d’autres objets personnels évocateurs des défunts. Les offrandes au défunt comprennent des fleurs, de l’encens, des images de saints, des crucifix et leurs aliments préférés. Les membres de la famille se réunissent dans les cimetières pour dîner non seulement parmi les morts mais aussi avec eux. Des traditions similaires existent dans différentes cultures, avec des origines diverses.
En tant que spécialistes des rituels liés à la mort[3] et au deuil[4], nous pensons que les traditions du Día de los Muertos sont très probablement liées aux fêtes observées par les anciens Aztèques. Aujourd’hui, ils honorent la mémoire des morts et célèbrent la continuité des générations par des retrouvailles affectueuses avec ceux qui les ont précédés.
À l’heure où les sociétés occidentales, notamment les États-Unis, s’éloignent de l’expérience directe du deuil[5], les rites et les coutumes d’autres cultures offrent de précieux enseignements.
La perte des rituels
Aux États-Unis et dans toute l’Europe, les funérailles se déroulaient à domicile pendant une bonne partie du XXe siècle. Parfois, des rituels stylisés et élaborés, exposant publiquement le défunt sur son lit de mort, étaient organisés par le mourant avant même son décès[6]. Comme l’écrit l’historien français Philippe Ariès, ces rituels funéraires ont décliné au cours des XVIIIe et XIXe siècles dans une grande partie du monde occidental[7].
À la place a émergé une peur croissante de la mort et du corps sans vie. Les progrès de la médecine ont étendu le contrôle sur la mort, tandis que l’industrie funéraire prenait en charge la gestion des morts[8]. La mort est de plus en plus dissimulée aux yeux du public. N’étant plus familière, la mort en est venu à représenter quelque chose de menaçant et terrifiant.
Aujourd’hui, comme l’ont observé divers chercheurs[9] et directeurs de pompes funèbres[10], beaucoup de personnes dans la culture américaine sont dépossédées des pratiques de rituels qui aident à faire face à la perte.
Traditions dans les cultures anciennes
Par contraste, les traditions de deuil des cultures anciennes prescrivaient des modèles de comportement précis qui facilitaient l’expression publique du chagrin et apportaient un soutien aux personnes endeuillées. En outre, elles mettaient l’accent sur le maintien des liens personnels avec les morts.
Comme l’explique Ariès[11], lorsque la mort frappait au Moyen Âge en Europe, c’était un événement ritualisé publiquement. Il impliquait des préparatifs spécifiques, la présence de la famille, des amis et des voisins, ainsi que de la musique, de la nourriture, des boissons et des jeux. L’aspect social de ces coutumes permettait de garder la mort dans l’espace public et de « l’apprivoiser » grâce à la mise en œuvre de cérémonies familières qui réconfortaient les personnes en deuil.
Le deuil était exprimé ouvertement et sans retenue, de manière cathartique et partagée par la communauté, ce qui contraste fortement avec l’accent mis aujourd’hui sur le contrôle des émotions et la confidentialité du deuil.
Dans diverses cultures, l’épanchement d’émotions était non seulement requis mais aussi cérémoniel[12], sous la forme de pleurs rituels accompagnés de gémissements et de cris. Par exemple, les traditions du « cri de la mort », qui permettait aux gens d’exprimer leur chagrin à haute voix, ont été documentées chez les anciens Celtes. Elles existent aujourd’hui chez divers peuples indigènes d’Afrique, d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Australie[13].
De la même manière, les pratiques traditionnelles irlandaises et écossaises du « keening[14] », de puissants gémissements pour les morts, étaient des expressions vocales du deuil. Ces formes émotionnelles de chagrin constituaient un moyen puissant d’exprimer l’impact de la perte individuelle sur l’ensemble de la communauté. Le deuil était partagé et public.
En fait, depuis l’Antiquité et dans certaines parties de l’Europe jusqu’à récemment, des pleureuses professionnelles étaient souvent engagées pour interpréter des lamentations très émouvantes lors des funérailles[15].
Ces coutumes s’inscrivaient dans une tradition de deuil plus large visant à séparer le défunt du monde des vivants et à symboliser la transition vers l’au-delà.
Rituels de célébration
Les rituels de deuil célébraient également les morts par des réjouissances carnavalesques. Chez les Grecs[16] et les Romains[17] de l’Antiquité par exemple, les défunts étaient honorés par des festins somptueux et des jeux funéraires.
Ces pratiques se poursuivent aujourd’hui dans de nombreuses cultures. En Éthiopie, les membres de la communauté ethnique Dorze chantent et dansent avant, pendant et après les rites funéraires lors de cérémonies communautaires destinées à vaincre la mort et à venger le défunt.
Dans une Tanzanie pas si lointaine, les traditions funéraires du peuple Nyakyusa se concentraient d’abord sur les lamentations, puis incluaient des festins. Elles exigeaient également que les participants dansent et flirtent lors des funérailles, confrontant ainsi la mort à une affirmation de la vie.
Des manifestations similaires de vie au beau milieu de la mort sont exprimées dans l’exemple de la « veillée joyeuse[18] » traditionnelle irlandaise, un mélange de deuil et de célébration qui honore le défunt. Les processions afro-américaines des « funérailles jazz[19] » de la Nouvelle-Orléans combinent également tristesse et fête, puisque le défilé solennel du défunt se transforme en danse, en musique et en une atmosphère de fête.
Ces funérailles animées sont des expressions de chagrin et de rire, une catharsis communautaire et une commémoration qui honorent la vie du défunt.
Une façon de gérer le deuil
Deuil et célébration semblent à première vue faire un drôle de ménage, mais il s’agit en fait pour les deux aspects d’émotions qui débordent. Les pratiques rituelles qui entourent la mort et le deuil en tant que rites de passage aident les individus et leurs communautés à donner un sens à la perte en mettant l’accent sur la continuité[20].
En perpétuant la culture et les pratiques de leurs ancêtres, ceux qui prennent part à ces rituels cultivent des traditions ancestrales sacrées. Ils se connectent à quelque chose de durable et d’éternel. Les rituels rendent perméables les frontières entre vie et mort[21], sacré et profane[22], mémoire et expérience ; ils conservent le souvenir des défunts dans la mémoire collective et rapprochent les morts des vivants. La mort elle-même devient plus naturelle et familière.
Les festivités funéraires telles que le Jour des Morts créent un espace pour ce type de contemplation. C’est une chose que nous pourrions envisager lorsque nous évoquons les souvenirs de nos propres pertes.
Daniel Wojcik et Robert Dobler
Traduction : Philippe Oberlé
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https://www.rutgersuniversitypress.org/day-%20%20of%20%20-the-dead-%20%20in%20%20-the-usa/9780813548579 ↑
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https://cup.columbia.edu/book/days-%20%20of%20%20-death-days-%20%20of%20%20-life/9780231136891 ↑
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https://nyupress.org/books/9780814793480/ ↑
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http://folklore.uoregon.edu/files/2013/08/Wojcik-Pres-Rock.pdf ↑
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https://www.laphamsquarterly.org/death/fond-farewells ↑
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http://www.deathreference.com/A-Bi/Ars-Moriendi.html ↑
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https://www.penguinrandomhouse.com/books/4744/the-hour-of-our-death-by-philipe-aries-translated-from-the-french-by-helen-weaver/9780394751566/ ↑
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https://theconversation.com/how-lincolns-embrace-of-embalming-birthed-the-american-funeral-industry-86196 ↑
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http://books.wwnorton.com/books/book-template.aspx?aid=4294981525&cid=15147&lastpage=4¤tpage=1 ↑
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http://www.cambridge.org/us/academic/subjects/anthropology/social-and-cultural-anthropology/celebrations-death-anthropology-mortuary-ritual-2nd-edition?format=PB&isbn=9780521423755 ↑
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http://sounds.bl.uk/World-and-traditional-music/Ethnographic-wax-cylinders/025M-C0080X1104XX-0100V0#_ ↑
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http://www.bbc.co.uk/programmes/p04wvgpc ↑
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https://www.routledge.com/Dangerous-Voices-Womens-Laments-and-Greek-Literature/Holst-Warhaft/p/book/9780415121651 ↑
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http://www.cornellpress.cornell.edu/book/?GCOI=80140100254050 ↑
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