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Tarahumara (Rarámuri), le peuple de paysans coureurs

Avec une population s’élevant à environ 70 000 individus au début du XXIe siècle, les Tarahumara ou Rarámuri sont des paysans cultivateurs, éleveurs et chasseurs qui occupaient originellement une grande partie du territoire devenu l’état de Chihuahua au Mexique. Au fil des siècles, ils ont été repoussés par les colons et les missionnaires espagnols dans les zones plus hostiles et reculées de la Sierra Madre. Plus connu sous le terme Tarahumara, nom donné aux Rarámuri par les colons au XVIe siècle, ce peuple a gagné en notoriété avec la publication en 2009 du livre Born to run (« Né pour courir ») du journaliste Christopher McDougall. Constamment atteint de blessures à cause d’une pratique intensive de la course à pied, le journaliste découvre par hasard lors d’un reportage au Mexique l’existence des Tarahumara ainsi que leurs aptitudes exceptionnelles pour courir sur de très longues distances pieds nus ou équipés de simples sandales faites de cuir ou de morceaux de pneus. Étant moi-même coureur depuis plus de 15 ans avec l’expérience des blessures chroniques, j’ai dévoré à l’époque le livre de Christopher McDougall qui fut à l’origine d’un engouement soudain pour les chaussures minimalistes et le barefoot running (« course pieds nus »). Malheureusement, cet ouvrage a aussi contribué à accélérer le « processus de civilisation » des Tarahumara qui sont de plus en plus touchés par des maladies de civilisation (obésité et autres maladies chroniques) avec la disparition progressive de leur mode de vie traditionnel. À cause de la construction de routes, des touristes en nombre croissant envahissent leur territoire pour aller à la rencontre de ces authentiques « sauvages », et les narcotrafiquants exploitent de jeunes Tarahumara pour passer de la marchandise aux États-Unis[1].

Les Tarahumara vivent dans des habitations modestes exploitant les anfractuosités du Canyon Copper. Ils ont été repoussés par les colons espagnols dans des zones reculées.

Dans l’article « Secrets of the Tarahumara » publié dans la revue Runner’s World, McDougall raconte la première participation des Tarahumara à un ultra-trail célèbre aux États-Unis :

« Avant cette scène étrange de l’année 1993, personne n’avait jamais pris à la légère l‘ultra-trail de Leadville. D’une distance de 100 miles [160 kilomètres], le trail de Leadville exige des participants de courir et grimper à haute altitude sur les sentiers escarpés et les pics enneigés des Rocheuses du Colorado. Vous ne vous entraînez pas pour Leadville en faisant du fractionné et des fentes ; vous vous entraînez comme un gang en prison s’occupe d’un tas de pierres, en accumulant constamment des kilomètres à allure lente et régulière, en développant le genre d’endurance adaptée à un air raréfié qui vous permet d’avancer au rythme de 15 minutes par mile toute la journée et de continuer dans la nuit. L’ultra de Leadville est plus proche de l’alpinisme que du marathon.

Mais à côté des têtes de série équipées de vêtements haute performance et de capteurs contrôlant leur activité cardiaque se trouvaient une demi-douzaine de gars d’âge moyen en toge, fumant des cigarettes et parlant à voix basse. Ils se demandaient s’ils allaient enfiler les nouvelles chaussures de sport qu’on leur avait fournies ou plutôt conserver les sandales qu’ils avaient eux-mêmes fabriquées à partir de vieux pneus récupérés dans une décharge voisine. La plupart ont opté pour les sandales. Ils ne s’étiraient pas, ne s’échauffaient pas et ne montraient pas le moindre signe qu’ils étaient sur le point de participer à l’un des ultra-marathons les plus éprouvants au monde.

[…]

Une fois le départ donné autour de 4 heures du matin, les coureurs Tarahumara ont rapidement été engloutis par le peloton de tête pour se retrouver derrière les coureurs les mieux préparés au monde suivant un entraînement conçu sur mesure par la science. Mais alors que le soleil se levait et que le dénivelé augmentait vers le sommet de Hope Pass culminant à 3852 mètres, les Tarahumara commençaient à remonter tranquillement leurs concurrents avec un style si parfait qu’un vétéran de Leadville en resta comme hypnotisé. “Ils semblaient se déplacer en harmonie avec le sol”, dira plus tard Henry Dupre au New York Times. “Un peu comme un nuage ou une nappe de brouillard qui se faufilerait entre les montagnes.”

Au premier poste de secours, les Tarahumara qui avaient décidé d’essayer les baskets de trail étaient en train de les enlever et d’enfiler les sandales ramassées dans les ordures. Peu de temps après, les types chaussés de sandales revenaient doucement sur les leaders. Non seulement les Tarahumara gagnaient du terrain, mais ils semblaient aussi monter en puissance : ils ne se contentaient pas seulement de dépasser les retardataires, ils accéléraient le rythme. Selon les témoignages des observateurs aux points de passage situés sur les sommets, les Tarahumara souriaient en passant. Joe Vigil, le légendaire entraîneur américain expert en athlétisme, était présent au Leadville 100 cette année-là. Il n’en croyait pas ses yeux. “Un tel sentiment de joie sur leurs visages”, rapportera plus tard Joe Vigil.

Au moment où les coureurs de tête franchissaient la ligne d’arrivée, les Tarahumara avaient une raison supplémentaire de se réjouir. Victoriano Churro, agriculteur de 55 ans, le plus âgé des trois Tarahumara, avait remporté la course en 20 heures, 3 minutes et 33 secondes. Il était suivi de Cerrildo Chacarito, deuxième, et de Manuel Luna, cinquième. Les trois Tarahumara bondissaient encore sur la pointe des pieds à l’arrivée.

Leur performance n’était pas un heureux hasard. Un an plus tard, un autre coureur Tarahumara, Juan Herrera, remporta la victoire à Leadville en terminant en 17 heures, 30 minutes et 42 secondes, soit 25 minutes de moins que le record précédent établi sur le parcours. Et en 1995, trois Tarahumara ont terminé dans le top 10 de la rude Western States 100 en Californie[2]. »

Jeune homme Tarahumara photographié devant le Copper Canyon.

Le plus extraordinaire là-dedans, en tout cas pour nous autres Occidentaux en lutte permanente contre les dégâts infligés à nos corps et nos esprits par la modernité, c’est que les Tarahumara ne s’entraînent pas. Jamais. Ils n’en ont pas besoin, car leur mode de vie fait d’eux des athlètes dès le plus jeune âge ; ou plus justement, des êtres humains en bonne santé. Dans l’article « Running in Tarahumara (Rarámuri) Culture : Persistence Hunting, Footracing, Dancing, Work, and the Fallacy of the Athletic Savage » paru en 2020 dans la revue Current Anthropology, le professeur en biologie évolutionniste humaine à Harvard Daniel Lieberman et ses collègues donnent des détails sur le mode de vie des Tarahumara, notamment après avoir interrogé dix hommes âgés de 50 à 90 ans ayant participé à des courses pédestres et des chasses traditionnelles[3]. Chose intéressante, Lieberman et ses collègues commencent par préciser que « les Tarahumara, comme de nombreux autres peuples Amérindiens, considèrent la course à pied ainsi que d’autres activités physiques basées sur l’endurance comme ayant des rôles sociaux et spirituels importants. »

Les Tarahumara vivent dans une région montagneuse peu accessible par la route et peu d’entre eux possèdent des véhicules, la plupart des déplacements se font donc à pied. Les hommes interrogés dans l’étude marchent en moyenne 50 kilomètres par semaine dans un environnement avec un dénivelé important, pour faire paître le bétail, communiquer avec les différentes communautés de la région, transporter des marchandises, etc. Les Tarahumara sont « avant tout des agriculteurs qui travaillent dur » : dès cinq ou six ans, « filles et garçons guident chèvres, moutons et bovins » à travers le relief accidenté de la Sierra Madre. De petites parcelles de maïs, haricots, courges, pommes de terre, piments ou encore de tabac sont cultivées par les familles et le travail de la terre se fait « presque entièrement sans machines motorisées ». En plus de l’agriculture, « la plupart des autres travaux sont réalisés à la main » : concassage des grains de maïs, lavage de la vaisselle et des vêtements, collecte du bois et de l’eau, construction/réparation des clôtures, transport de denrées à vendre dans les villes voisines puis chemin retour avec d’autres produits, ou encore surveillance et soins au bétail.

Jeune fille Tarahumara guidant un troupeau de chèvres, 1950.
Deux hommes Tarahumara photographiés par Carl Lumholtz, 1892.

Les Tarahumara organisent des fêtes tout au long de l’année où les danses traditionnelles peuvent durer de 12 à 24 heures (parfois plus), les auteurs du papier les qualifiant de « danses d’endurance ». « Les danses se poursuivent généralement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tesguino », une bière de maïs. Autre tradition liée à l’endurance, une course pédestre consistant à taper dans une boule en bois le long d’un parcours prédéterminé. Les meilleurs coureurs Tarahumara s’affrontent régulièrement lors de ces courses en équipe – rarajípare pour les hommes et ariwete pour les femmes – sur des distances allant de 25 à 150 kilomètres. Ces compétitions peuvent se restreindre à une seule communauté ou mettre en compétition deux villages. Très ritualisées et comportant un aspect spirituel crucial, rarajípare et ariwete ne ressemblent en rien aux courses d’endurance occidentales où les individus concourent les uns contre les autres. Chez les Tarahumara tout le village s’implique pour préparer la nourriture, les boissons, et les membres de chaque communauté peuvent courir aux côtés de leur équipe pour l’encourager aussi longtemps qu’ils le souhaitent ou le peuvent.

Pour finir sur ce point, les Tarahumara sont connus pour avoir couramment pratiqué la chasse à l’épuisement par le passé. Cette méthode de chasse consiste à se lancer à la poursuite d’un animal jusqu’à provoquer chez lui une hyperthermie. Ce dernier peut également s’effondrer de fatigue ou se blesser au cours de la traque. Les Tarahumara chassaient ainsi cerfs, sangliers, pécaris à collier, lapins et écureuils, mais ils pouvaient utiliser en d’autres occasions arcs et flèches, ainsi que faire appel à leurs chiens.

Ariwete, course pédestre traditionnelle féminine.
Rarajípare, course pédestre traditionnelle masculine. Les accompagnateurs portent les torches et soutiennent leurs équipes respectives.

Ces quelques lignes sur les Tarahumara montrent à nouveau l’absurdité de l’idée de progrès, ce discours irrationnel qui présente encore aujourd’hui l’apparition de l’État moderne et la révolution industrielle comme une bénédiction du Seigneur malgré la croissance exponentielle des désastres climatique, écologique et humanitaire durant l’ère moderne. Autrefois, l’absence d’État, de ville, d’énergie en abondance et de machine aurait systématiquement condamné les humains à une vie misérable. Le philosophe Thomas Hobbes écrivait dans son célèbre Léviathan (1651) que sans la civilisation, « la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ». Cette rhétorique poussiéreuse n’a pratiquement pas changé en plus de 300 ans malgré l’accumulation de preuves scientifiques qui détruisent le mythe du progrès. C’est à se demander comment Homo sapiens a réussi l’exploit d’essaimer sur l’ensemble des continents, de s’adapter à d’innombrables conditions climatiques et écologiques (Sibérie, Terre de Feu, forêts d’Amazonie et du bassin du Congo, désert du Kalahari, bande sahélienne, Altiplano bolivien), et de survivre durant 99 % de son histoire – soit environ 300 000 ans – jusqu’à l’arrivée de la sacro-sainte révolution industrielle aux XVIII et XIXe siècles ! Pour enfoncer le clou, lorsque les sociétés non étatiques et rurales intègrent l’économie de marché et l’environnement technologique moderne, lorsque leurs membres se convertissent peu à peu au mode de vie occidental, leur santé décline rapidement. Selon la prophétie progressiste, l’inverse devrait se produire. C’est ballot. Une revue de la littérature scientifique parue dans Obesity Review en 2018 présentant les « chasseurs-cueilleurs comme des modèles pour les politiques de santé publique » résume la chose ainsi :

« La remarquable santé métabolique et cardiovasculaire des sociétés de chasseurs-cueilleurs et d’autres groupes de taille modeste en fait depuis longtemps des modèles intéressants pour les politiques de santé publique. Compte tenu de la similitude des données de santé entre les groupes ethniques, il est clair que c’est l’environnement et non la génétique qui maintient les populations des petites sociétés en si bonne santé. En effet, de l’Australie aux Amériques, ces populations développent les mêmes “maladies de civilisation” métaboliques et cardiovasculaires lorsqu’elles abandonnent des modes de vie traditionnels et adoptent des régimes alimentaires et des niveaux d’activité physique occidentaux[4]. »

Remplacer le travail des muscles et du cerveau par le travail des machines nous tue, voilà la vérité scientifique.

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Les Tarahumara courent avec des huaraches aux pieds, les sandales traditionnelles. On remarquera la balle utilisée lors du Rarajípare et l’aspect de pieds en bonne santé. Des études ont montré que le port de chaussures chez les jeunes enfants endommage leurs pieds.

Si notre espèce s’est maintenue durant plusieurs centaines de millénaires sans transformer la Terre en désert stérile, l’anomalie est à chercher dans les institutions et le système technologique de la civilisation industrielle, certainement pas dans l’ADN du primate humain ; et encore moins dans son « striatum », la nouvelle explication pseudoscientifique à la mode chez la bourgeoisie pour rationaliser le carnage moderne dont elle porte l’entière responsabilité. Depuis plusieurs siècles déjà, les élites de la civilisation devenue industrielle font un prosélytisme zélé pour convertir l’humanité à la doctrine progressiste et anéantir la diversité culturelle de ce monde. Inventée de toutes pièces par les élites[5], cette religion du Progrès sert à légitimer aux yeux du peuple l’ordre socio-économique et technologique que la classe dirigeante impose en détruisant les modes de vie proches de la nature et de la terre (la paysannerie constitue un bel exemple). Mais des parasites restent des parasites, peu importe les subterfuges qu’ils utilisent pour s’inventer une autorité imaginaire et s’attribuer par de pathétiques gesticulations un rôle vital dans la société, voire se présenter comme le Messie pour les plus arrogants d’entre eux.

Cela dit, avec du recul et après avoir lu un peu sur l’anthropologie, on remarque que McDougall a tendance à présenter les Tarahumara de façon bien trop caricaturale. Il parle d’une « tribu presque mythique de super athlètes de l’âge de pierre » et ajoute :

« En terre Tarahumara, il n’y avait ni crime, ni guerre, ni vol. Il n’y avait pas de corruption, d’obésité, de toxicomanie, de cupidité, de femmes battues, de maltraitance des enfants, de maladies cardiaques, d’hypertension artérielle ou d’émissions de carbone. Ils ne devenaient pas diabétiques, ni déprimés, ni même vieux. »

Certains anthropologues parlent de « mythe du sauvage athlétique », l’idée que les humains des sociétés primitives auraient des capacités physiques exceptionnelles et une meilleure résistance à la douleur en raison d’une génétique pure.

« Certes, les coureurs Tarahumara sont en forme, mais l’idée qu’un être humain puisse courir 105 kilomètres sans se fatiguer est évidemment absurde et dénote plutôt un manque de compréhension des différentes façons dont les coureurs manifestent la fatigue. L’absence d’essoufflement à la fin d’une course indique seulement qu’ils ont couru en dessous de leur seuil aérobie (on observe la même chose à l’arrivée de la plupart des marathons). Comme tous les ultrarunners, les coureurs Tarahumara sont raides et endoloris durant plusieurs jours après une course, parfois ils boitent, ont du mal à s’asseoir et à se lever. »

Philippe Oberlé


  1. https://www.courrierinternational.com/article/2012/07/10/l-endurance-des-Tarahumara-mise-au-service-des-cartels

  2. https://www.runnersworld.com/runners-stories/a20954821/born-to-run-secrets-of-the-tarahumara/

  3. https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/708810

  4. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/obr.12785

  5. Lire à ce sujet l’excellent ouvrage de Thomas C. Patterson, L’invention de la civilisation occidentale, 1997.

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